Loi Travail et religion: cinq questions sur une polémique

By | mars 23, 2016

Du FN au Medef, des voix accusent le projet de loi Travail d’ouvrir la porte aux revendications communautaires dans les entreprises. Pourtant, la laïcité ne s’applique pas au secteur privé et le texte de Myriam El Khomri n’y change rien. Explications.

Décidément, le projet de loi Travail n’en finit plus de créer des remous. Après avoir essuyé pendant des semaines les reproches d’une partie de la gauche, des syndicats et des étudiants, il subit désormais les foudres de la droite et du patronat. Les débats sont cette fois bien loin de la précarité des salariés et de la flexibilité du marché du travail. Le texte présenté ce jeudi en Conseil des ministres serait désormais coupable d’ouvrir la porte au « communautarisme » religieux en entreprise.

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1. Qui nourrit la controverse?

Le 9 mars, Malika Sorel, ex-membre du Haut conseil à l’intégration, était l’une des premières à inaugurer la polémique, dans une tribune du Figaro. Selon l’essayiste, « le projet de loi Travail pose comme principe essentiel le respect des commandements religieux. La liberté de pratique est totale et c’est à l’entreprise qu’il revient de motiver toute limitation ou restriction en la matière ». Une crainte aussitôt reprise par le Front national.

Quelques jours plus tard, Jean-François Copé saute dans le train en marche. Il lance une pétition contre le « communautarisme dans la loi Travail ». Ce jeudi, le patron du Medef Pierre Gattaz – pourtant au fait des moutures successives du texte – semble à son tour découvrir un point controversé: le projet de loi ferait courir le « risque que tout le monde puisse venir pratiquer des faits religieux en entreprise ». Et ce quelques jours après une alerte similaire du Parti radical.

Chaque fois, le même fantasme resurgit. Cette disposition serait « grave », « inquiétante », mais « passée sous silence ». Concrètement, ses détracteurs sous-entendent qu’elle autoriserait les salariés à pratiquer leur religion sous toutes ses formes – vêtements ou signes confessionnels, prières, absence lors de fêtes, refus de certaines tâches ou de la mixité, etc. -, sans que l’employeur puisse s’y opposer, ou presque.

2. Que dit l’article en question?

L’emballement trouve son origine dans un article issu du rapport de la commission Badinter, remis au gouvernement fin janvier et repris tel quel dans le projet de loi El Khomri. L’ancien ministre de la Justice et ses experts ont retenu 61 droits élémentaires, initialement destinés à former le préambule d’un code du travail nouvelle génération. Des principes « formulés à droit constant », c’est-à-dire rédigés à partir du seul recensement de textes existants.

L’article au coeur de la polémique, le sixième, indique que « la liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Il devrait figurer dans la future loi, mais finalement pas dans le code du travail.

3. Que change vraiment le projet de loi Travail?

Selon ses nouveaux opposants, la loi Travail faciliterait par cet article la manifestation des convictions religieuses en entreprise. Or Franck Morel, avocat associé au cabinet Barthélémy, spécialisé dans le droit social, est catégorique. « Elle ne change rien à l’état actuel du droit, ni dans le sens d’une plus grande liberté des salariés, ni dans celui de restrictions par les employeurs », affirme l’expert.

Certes, la liberté religieuse ne figure aujourd’hui pas noir sur blanc dans le code du travail. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. « C’est une liberté fondamentale garantie par plusieurs conventions internationales, dont la convention européenne des droits de l’homme », poursuit Franck Morel. Et l’article 1121-1 du code du travail prévoit que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Soit quasi mot pour mot l’article du projet de loi El Khomri.

4. Quelles sont les limites à la liberté religieuse dans l’entreprise?

Les salariés ont donc le droit d’exprimer leurs convictions religieuses au travail, car il s’agit d’une liberté fondamentale. Mais celle-ci n’est pas « totale », n’en déplaise à Malika Sorel, ni aujourd’hui ni si le projet de loi Travail est adopté. « On peut tout à fait sanctionner quelqu’un qui refuse de travailler avec une femme ou ne veut pas accomplir une tâche pour des motifs religieux », expliquait récemment à L’Express Lionel Honoré, directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise.

Le droit « ne protège pas n’importe quel comportement motivé par des considérations d’ordre religieux, résume le guide La gestion du fait religieux dans l’entreprise privée. (…) La liberté de manifester ses convictions peut faire l’objet de certaines limitations. » La jurisprudence française retient deux grands garde-fous, rappelle ce fascicule publié par le gouvernement en 2014: la protection des individus – par le respect des règles d’hygiène et de sécurité, notamment – et la « bonne marche de l’entreprise », soit son organisation, ses intérêts commerciaux ou encore son image.

Un maçon sikh peut ainsi être sanctionné s’il refuse de quitter son turban pour porter un casque, tout comme un machiniste musulman ou juif dont la barbe non-taillée risque de créer un accident. Mais aussi un salarié qui n’obéit pas à un collègue du sexe opposé au nom de sa religion. Un patron peut refuser – l’article de la commission Badinter le rappelle – tout comportement qui entre en conflit avec d’autres droits fondamentaux. L’égalité homme-femme en fait partie.

5. La « laïcité en entreprise » existe-t-elle?

La laïcité, dans le sens d’une séparation de l’Etat et des cultes qui impose une neutralité dans les services publics et les collectivités, ne s’applique pas, en toute logique, à l’entreprise privée. Mais la confusion est fréquente, y compris chez les responsables politiques. Pour défendre les travaux de la commission Badinter, puis le projet de loi Travail, Manuel Valls n’hésite pas à déclarer qu’ils réaffirment « le principe de laïcité dans l’entreprise ».

D’autres personnalités, comme François Fillon chez Les Républicains, plaident de leur côté pour l’extension de la laïcité au privé. Il s’agirait par exemple d’autoriser les patrons à bannir tous les signes religieux au travail, quel que soit le poste occupé, via un règlement intérieur. Le groupe Paprec s’y essaye depuis 2014 avec sa « charte de la laïcité ». Mais il s’expose aujourd’hui à des risques de contentieux, puisque son texte est contraire à la jurisprudence. De droite comme de gauche, plusieurs propositions de loi en faveur d’une laïcité du privé ont été soumises au vote ces dernières années, notamment après l’affaire Baby-Loup. Aucune n’a été adoptée.