Au delà du socialisme

By | mai 1, 2017

La mondialisation s’est faite sous l’égide du capitalisme. Cela ne signifie pas que cette « victoire » du capitalisme soit due à ses qualités intrinsèques, elle est d’abord l’échec du socialisme qui a disparu des écrans. Il y a 65 ans, quand Alfred Sauvy inventait le terme « tiers-monde », cela signifiait qu’il en existait deux autres, le monde libéral et le monde socialiste. Que reste-t-il de ce dernier? C’est là toute la question. Pour le socialisme, le soleil s’est couché en 1989 et au terme d’un long crépuscule, il s’est finalement éteint, ne subsistant que dans la rhétorique de programmes irréalisables ou dans un raidissement idéologique de moins en moins adapté aux réalités du siècle au point d’en devenir réactionnaire, au sens étymologique du terme.

Comment en est-on arrivé là? En fait, la disqualification du socialisme n’est pas un produit conjoncturel lié à des occurrences économiques ou politiques, c’est la fin d’un cycle commencé dans les années 1840 et qui marque une rupture dans la pensée de gauche, c’est-à-dire l’héritage des Lumières.

Jusqu’au milieu du XIX° siècle, être de gauche, c’est être libéral. C’est clair en France sous la Restauration, ça le reste sous la Monarchie de Juillet quand le « mouvement » s’oppose à la « résistance ». L’image va se brouiller plus tard parce que « gauche » va s’identifier à « républicain ».

Cette synonymie entre « gauche » et « libéral » est le résultat de la Révolution française qui, au-delà de ses errances, est la grande introductrice en France de l’idéal libéral, formulé d’abord en Angleterre, de Locke à Adam Smith. La fin des privilèges, l’abolition des corporations, l’idée d’égalité des droits qui ouvre à l’égalité des chances entre individus et à un idéal méritocratique, la liberté de conscience, ce qu’on nomme en somme l’esprit de 1789, sont le triomphe des principes libéraux (ce que montrera clairement Tocqueville). Le problème on le sait, c’est que la révolution industrielle va révéler très vite qu’appliqué sans discernement à l’économie, le libéralisme engendre aussi l’injustice et la misère. Face à ce défi, deux réponses sont possibles : la régulation, qui sans mettre en cause la libre entreprise, l’encadre dans une législation (c’est, soit dit en passant, ce que recommandait Smith en 1776) ; ou alors la remise en cause radicale de la propriété privée et son remplacement par un collectivisme (ce sera le socialisme).

Ce n’est pas un hasard si les premières théorisations socialistes se font en France. Saint-Simon, dont on fait généralement le précurseur, ne met pas en cause la libre entreprise et il est favorable au libre-échange : il se veut organisateur du capitalisme. En revanche, Cabet, Fourier et leurs épigones imaginent des sociétés égalitaires et collectivistes où l’individu se fond dans la communauté et où tous coopèrent sans barguigner au bien commun. D’où vient ce singulier optimisme sinon de l’idée de Rousseau que l’homme est naturellement bon et vertueux et que ce sont les injustices de la vie sociale qui le pervertissent? Faisons une société juste et tout ira bien!

N’y aurait-il pas là à l’origine un contresens total? L’homme ne serait-il pas au contraire (comme tous les animaux) un individu d’abord soucieux de sa condition propre et faisant passer son intérêt personnel avant tout autre impératif? Loin de le pervertir, c’est au contraire sa socialisation qui le civiliserait. Le socialisme parie sur la vertu. Même Mélenchon croit encore bon de produire un traité sur la question, mais ce même Mélenchon, admirateur de Robespierre, a-t-il médité le constat de ce dernier : « la vertu n’est rien sans la terreur« ? Tout rousseauiste convaincu qu’il fut, l’Incorruptible avait très bien compris que la vertu n’était spontanée que chez des êtres d’exception et que pour les autres, il fallait la contrainte.

Là est peut-être la première embûche. Pour reprendre un vieux cliché littéraire opposant Corneille à Racine : le socialisme pose l’homme comme il devrait être et non comme il est (d’où plus tard la quête aussi vaine que brutale de « l’homme nouveau »). Le malheur veut que lorsque le socialisme se structurera solidement à travers l’œuvre de Marx, l’utopie de la société sans classe égalitaire et fraternelle se prolongera chez les marxistes.

La seconde embûche que rencontrera le socialisme est de nature économique. Comment mettre en place de manière efficace la propriété collective et le mode de production récusant le capitalisme privé et l’économie de marché? En France, P-J. Proudhon prône bien un coopérativisme généralisé mais il finit par aboutir à une société de petits propriétaires associés incompatible avec l’industrialisation. Les marxistes croiront trouver la solution en posant que le prolétariat s’emparant de l’Etat, la nationalisation des moyens de production fondera la propriété collective. Fâcheuse illusion : ils créent en fait un capitalisme d’Etat qui s’avérera vite ultra-centralisé et bureaucratisé et, par là même, infiniment moins efficace et créatif que l’entreprise privée que dynamise l’espoir de profit des investisseurs. Et comment motiver les travailleurs, dont l’expérience montre qu’ils ne sont pas tous vertueux…?

A la fin du XIX° siècle, dans les états européens où s’instaure la démocratie représentative, un compromis sera trouvé : la social-démocratie, qui vise en usant des processus électoraux à installer des majorités propres à mettre en place des progrès sociaux qui devraient conduire progressivement à un fonctionnement socialiste. Ce modèle va obtenir des résultats concrets mais au XX° siècle en revanche, les « orthodoxes », qui verront dans la Révolution russe le modèle à suivre, seront à l’origine de la constitution de monstres étatiques totalitaires joignant à une succession de sanglantes répressions et à l’installation de dictatures à vie des résultats économiques si médiocres qu’ils finiront par provoquer leur propre effondrement, sans qu’aucun adversaire n’ait eu à les terrasser.

C’est là que commence le crépuscule. Rien ne s’est passé comme prévu. Dans la dernière décennies du XX° siècle, de Russie en Chine, le socialisme se dissipe tel un mirage, entraînant dans sa chute tous les pays qui de gré ou de force, avaient suivi les grands fondateurs. Dans le vide ainsi créé s’engouffre une interprétation radicale et sans nuance du libéralisme et comme cette conjoncture coïncide avec cette énorme et rapide évolution des rapports internationaux qu’on nomme « mondialisation », un capitalisme libéré de toutes contraintes s’assure une maîtrise économique et financière sans précédent. C’est à cela qu’il faut faire face.

Et pour commencer, il convient de regarder la réalité en face. Pour être efficace, une nouvelle pensée de gauche doit renoncer à l’incantatoire et aux promesses toujours reportées. Elle doit remiser les grands récits idéologiques conçus au XIX° siècle et prendre acte de la globalisation et des meilleures façons de l’arracher à des théories qui caricaturent le libéralisme en le radicalisant à l’extrême. Le projet socialiste ayant échoué sous les formes adoptées au XX° siècle, il faut le relire à partir du seul modèle qui ait donné des résultats réels et tangibles, fondant les bases de droits sociaux et de « l’état-providence » dans les démocraties libérales, autrement dit la version sociale-démocrate. A bout de souffle elle aussi parce qu’opérationnelle dans les limites des états-nations , elle est dépassée par les interdépendances qu’implique la mondialisation, qui rendent illusoire toute entreprise conduite dans un seul pays.

Rénover la démarche sociale-démocrate revient à opérer un grand tournant historique : réconcilier le libéralisme avec la volonté de progrès social. C’est nullement un oxymore, c’est simplement le retour aux fondamentaux établis par la Révolution française, qui posaient la suprématie du politique sur l’économique et n’interprétaient pas l’exigence de liberté et l’épanouissement du droit des individus-citoyens comme la loi de la jungle. L’implosion du socialisme ne signifie pas la fin de la gauche ni la victoire d’un néolibéralisme extrémiste qui conduit au désordre et à l’inégalité. Marier le dynamisme libéral et les exigences sociales, autrement dit le social-libéralisme, est possible. C’est même la seule réponse de gauche qui puisse avoir un espoir de succès, comme autrefois la social-démocratie fut la seule version du socialisme a avoir réussi à améliorer réellement et durablement le sort des moins favorisés sans prétendre à changer le monde.

Evidemment, c’est moins romantique que la société idéale.