En assimilant à Alger la colonisation à un crime contre l’humanité, le candidat Macron a soulevé une tempête. L’homme n’a pas la réputation de dire n’importe quoi (à la différence de l’actuel président des Etats-Unis), mais il ne recule pas néanmoins devant des propos provocants à l’égard des diverses bien-pensances. N’a-t-il pas déjà affirmé que le libéralisme était une idée de gauche et que la vie d’un chef d’entreprise pouvait être plus dure que celle de ses employés? Cette fois pourtant, on pourrait lui reprocher un raccourci qui manque de clarté parce qu’il ne s’inscrit pas suffisamment dans une perspective historique.
Il faut d’abord rappeler que les deux vagues de colonisation européennes, celle des XVI°-XVII° siècles, celle des XIX°-XX° siècles sont l’une et l’autre des manifestations d’impérialisme, autrement dit de conquêtes militaires visant à acquérir des territoires et à soumettre des peuples vaincus à sa loi. Ces pratiques emplissent l’histoire humaine depuis la nuit des temps et en dehors des empires coloniaux, trois des puissances qui provoquèrent en Europe, il y a cent ans, la Première guerre mondiale s’étaient constituées au fil des siècles de cette manière : les empires russe, austro-hongrois et ottoman. Conquérir et élargir le champ de sa domination avait été de tous temps l’objectif des dynasties et ce processus avait constamment reposé sur la contrainte et la violence. L’histoire humaine est pleine de bruit et de fureur et la conclusion est toujours la même : malheur aux vaincus.
Il ne faut pas cacher d’autre part que derrière ces ambitions, l’espérance d’un profit, qu’il provienne du pillage ou de l’exploitation, n’est jamais éloignée. Peut-être même reste-t-elle le moteur principal de l’action. Elle domine à coup sûr les entreprises coloniales des peuples européens lors de la première mondialisation, celle qui suit l’élargissement du monde consécutif aux voyages et aux découvertes maritimes des XV°-XVI° siècles et qui aboutit à la conquête de plus de la moitié du continent américain par les puissances ibériques.
C’est dans un autre contexte que se situe cependant l’expansion coloniale du XIX° siècle, commandée tant par les besoins économiques du capitalisme triomphant et de la croissance que par la rivalité des états européens qui cherchent à équilibrer leurs rapports de force. Les colonies sont aussi des bases maritimes, des espaces géostratégiques et des réserves de soldats. Mais là, commencent à surgir des questions. La colonisation espagnole du XVI° siècle s’était donnée bonne conscience en considérant qu’elle répandait la vraie religion et déracinait un sanglant paganisme. Sans écarter l’argument (souvenons-nous du rôle des diverses missions chrétiennes), la colonisation du XIX° siècle n’a pas cherché de justification morale du côté de la religion mais, dans la droite ligne des Lumières et de l’idéologie du progrès : elle s’est voulue civilisatrice, convaincue de la supériorité du modèle culturel occidental. Ce dernier était LA civilisation, toutes les autres n’étant que décadence ou sauvagerie.
Il est toujours dangereux d’attribuer aux gens du passé nos certitudes et nos façons de voir et c’est l’un des travers de notre temps. Sans intégrer cet état d’esprit d’autrefois, il est impossible de comprendre pourquoi des sociétés, qui inventaient au même moment la démocratie et la liberté civique, pouvaient en même temps cautionner des conquêtes militaires souvent assorties des violences et des atrocités qui les accompagnent. Certes, pensait-on, tout cela était regrettable, mais au final, on allait arracher des peuples à la barbarie et si on les brutalisait un peu et qu’on les soumettait, ils finiraient par nous en remercier. Kipling ne dit pas autre chose en quelques strophes célèbres : « O Blanc, reprends ton lourd fardeau/ Envoie au loin ta plus forte race/ Jette tes fils dans l’exil/ Pour servir les besoins de tes captifs! ».
Et n’imaginons pas là une hypocrisie collective. Français, Anglais, Belges, Néerlandais y croyaient et les instituteurs enseignaient aux enfants les vertus de la « mission civilisatrice » de leur patrie. Ce n’est pas par hasard qu’en France, Jules Ferry, ce grand républicain, l’homme de l’école laïque publique, fut aussi un colonisateur résolu.
Tout cela change après 1945 parce que l’idée même de conquête impériale est mise hors-la-loi après l’entreprise hitlérienne. L’Occident a perdu son complexe de supériorité et la guerre s’est faite au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce qui rend difficile la justification de la domination coloniale. A cela, s’ajoute la contestation du système par les élites acculturées des peuples colonisés, qui revendiquent leur émancipation au nom même des principes des colonisateurs. Enfin, le déroulement du conflit a conduit à de singulières inversions. Pour la France par exemple, c’est de ses colonies qu’est venue, après le désastre de 1940, la renaissance d’une armée et Alger s’est trouvée de longs mois la capitale du gouvernement provisoire de la République. Les bases sur lesquelles reposait le système colonial sont sapées.
Certains pays le comprennent : la Grande-Bretagne reconnaît dès 1947 l’indépendance de l’Inde. En France, on ne s’y résout pas malgré d’évidentes contradictions. Comment la nation qui a été l’initiatrice des Droits de l’homme et dont la devise est « Liberté. Egalité. Fraternité » peut elle accepter outre-mer que la société soit faite d’une minorité de citoyens à part entière commandant et administrant des millions de sujets? En Algérie, 90% de la population est dépourvue de droits réels. Face aux révoltes, les gouvernements ne savent répondre que par la répression et d’Indochine en Algérie, cela conduira à plus de quinze années de guerres inutiles qui mettront le pays au bord de la guerre civile.
Il y a pourtant au milieu de la médiocrité politique de l’époque des esprits lucides. Charles de Gaulle a compris en pleine guerre mondiale que le système colonial était dépassé et par son discours de Brazzaville (janvier 1944), il a esquissé l’idée d’une sorte de fédération future où les colonies deviendraient des états émancipés. Son ministre des finances d’alors, Pierre Mendès-France, est sur la même ligne et c’est lui qui amorcera (sans pouvoir le poursuivre, hélas!) un processus décolonisateur au milieu des années 1950. L’obstination des partisans du statu-quo le fera échouer et à travers la guerre d’Algérie, la colonisation finira par sombrer dans l’horreur et le chaos, ne laissant des deux côtés que des perdants.
Alors, la formulation d’Emmanuel Macron, fausse juridiquement, ne l’est peut-être pas tant si le mot « humanité » est compris dans son sens moral. C’est peut-être la raison pour laquelle 51% des Français d’aujourd’hui, paraît-il, l’approuveraient.
Et puis (et peu de commentateurs l’ont remarqué), si les entreprises de conquête coloniale ont aujourd’hui disparu, il en reste néanmoins une qui demeure singulièrement active : celle de l’Israël de Nétanyahou. A l’heure où d’aucuns la soutiennent bruyamment à Washington, peut-être Macron, de ce côté, a voulu aussi faire un signe.