L’actuelle crise des partis politiques, les dissidences qui les affectent créent un nouveau paysage politique. A gauche en particulier, la disqualification des appareils traditionnels induit une recomposition de caractère populiste de l’aile la plus radicale, celle que structuraient naguère le parti communiste ou les courants les plus doctrinaires du parti socialiste. Ce type d’évolution n’est pas historiquement inédit, on l’a déjà vu à l’œuvre dans les années précédant la Seconde guerre mondiale avec les sécessions que représentèrent, en 1933, le néo-socialisme issu de la SFIO (le PS de l’époque), puis la création en 1936 hors du parti communiste du « parti populaire français » par le dissident Doriot, que nous avons évoqué ici même en septembre 2013.
Le problème, c’est que cette réorganisation de la gauche radicale ne ressemble pas à l’ordonnancement des partis traditionnels, dont la direction est collégiale et le fonctionnement de type parlementaire (les congrès). Mouvements informels nés de l’initiative d’un leader, ces rassemblements reposent plus sur une adhésion spontanée au discours et aux propositions de l’initiateur que sur une démarche proprement doctrinale et ce n’est pas sans risque. Pour peu que l’instigateur révèle un tempérament intransigeant, sinon autocratique, la dérive qui s’amorce correspond très exactement au processus qui a vu naître, au siècle dernier, les mouvements de nature fasciste. Et s’il vient s’y superposer a posteriori un habillage idéologique à valeur légitimante, le danger devient alors réel.
Or, n’est-ce pas ce que nous voyons poindre depuis quelques mois, avec l’intervention d’intellectuels dont les références historiques sont pour le moins étranges?
Nous pensons là particulièrement à la philosophe belge Chantal Mouffe , qu’on dit non sans raison inspiratrice du Podemos espagnol et qui soutient en France la démarche de Jean-Luc Mélenchon.
Que nous dit Chantal Mouffe? Que le modèle de la démocratie délibérative libérale, qui tend à établir par le débat et la négociation un consensus rationnel, est une mystification car elle évacue les irréductibles conflits intersociétaux, ceux-là mêmes qu’elle désigne du terme savant d’agonistiques (évoquant en grec la confrontation). Marx l’avait perçu à travers le concept de lutte des classes, mais Chantal Mouffe juge ce dernier dépassé suite à l’évolution des complexes sociétés modernes et pour échapper au piège libéral, elle prône un « populisme de gauche ». « Il n’y a pas de politique sans frontière entre un « nous » et un « eux », écrit-elle(1).
Fort bien, mais pour étayer son raisonnement, elle se réfère aux théories politiques du juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985), ce qui ne manque pas de surprendre. En effet, professeur de droit renommé dès les années 1920, Carl Schmitt se rallie à Adolf Hitler dès 1933, devient le juriste quasi officiel du régime, auquel il demeure indéfectiblement fidèle jusqu’à sa chute au point de frôler de justesse l’inculpation au procès de Nuremberg.
Qu’est-ce qui rapproche Chantal Mouffe (et nombre d’actuels théoriciens de l’extrême gauche) de ce personnage sulfureux? L’antilibéralisme.
Carl Schmitt postule comme fondement des rapports sociaux l’opposition indépassable ami/ennemi et pose que la démocratie libérale la nie en visant au compromis négocié menant au consensus. Au contraire, il appelle à un état fort porté par la volonté populaire refusant tout accommodement (ce qu’exprimait déjà l’idée marxiste de dictature du prolétariat). Mais il n’échappera à personne qu’une telle approche éclaire aussi les raisons qui poussèrent le juriste à se reconnaître dans le IIIème Reich et que si la critique du libéralisme aboutit à ce résultat, certaines voix actuelles de la gauche radicale pourraient suggérer l’émergence renouvelée d’un proto-fascisme et que c’est peut-être là jouer un peu trop avec le feu. C’est exactement ce que constate Marie Goupy, directrice de programme au Collège international de philosophie, quand elle dit que l’intérêt pour Carl Schmitt dit quelque chose du risque de réponse populiste, sinon fasciste, à l’exaspération antilibérale, et qu’on devrait l’analyser sérieusement à gauche.
Ce qui est rassurant, c’est, au vu des derniers résultats électoraux, le peu d’adhésion que ces thèses obtiennent dans l’opinion publique. Le succès du mouvement d’Emmanuel Macron tient essentiellement à un besoin de renouvellement transcendant les vieux clivages et à la recherche d’un consensus en vue d’une action commune, le contraire même du manichéisme brutal décrit par Carl Schmitt. Certes, d’aucuns ne manqueront pas de mettre en avant l’importance de l’abstention aux dernières législatives, mais il est remarquable de constater qu’elle affecte précisément en priorité les courants populistes qui prônent l’affrontement. Les enquêtes montrent que 55% des électeurs de Marine Le Pen en mai ont boudé les urnes le 11 juin et – plus encore – 58% de ceux de Jean-Luc Mélenchon. L’antagonisme irréductible entre « eux » et « nous » ne semble plus faire recette.
Serait-ce là aussi l’annonce de l’avènement d’un âge nouveau du politique en France, dont les actuels rebondissements ne seraient en fait qu’un symptôme?
(1) « Débats et analyses ». Le Monde. 2 juin 2017.