Depuis quelques semaines,quelque chose bouge au sein de l’islam de France, tant au plan d’une réflexion interne qu’à celui des rapports avec l’Etat républicain. Le déclic semble avoir été la tuerie de Nice, qui a brutalement relativisé les habituels propos visant à présenter l’islam comme étranger à cette violence, sinon à soupçonner d’islamophobie ceux qui pressaient les musulmans de France de s’engager clairement. Qu’on le veuille ou non, les tueurs djihadistes ne proclament pas « vive l’anarchie » ou « mort aux bourgeois« , mais « Allah akhbar » et comme l’atteste Tahar Ben Jelloun, écrivain franco-marocain prix Goncourt 1987, « si nous continuons à regarder passivement ce qui se trame devant nous, nous serons tôt ou tard complice de ces assassins ».
C’est là un vrai tournant, que concrétisent les nombreuses tribunes et interventions d’intellectuels de culture musulmane publiées ces derniers temps. Toutes convergent dans le sens d’une dénonciation qui doit être fermement assumée au nom même de l’islam. « Changeons de logiciel« , s’exclame, après le meurtre du prêtre de St Etienne du Rouvray, Abderrahim Hafidi, professeur aux Langues orientales. Et il précise que « les musulmans doivent réaliser un sursaut salvateur : c’est une affaire de vie et de mort de la légitimité de leur présence » car, dit-il, « la coupe est pleine et la digue de la patience dont ont fait preuve les Français risque de céder« . On ne peut être plus clair.
En fait, ces personnalités considèrent que la lutte idéologique contre Daech, que nous avons ici même appelée de nos voeux, doit être le fait d’autorités religieuses et intellectuelles musulmanes et non de quiconque d’autres. C’est de l’islam qu’il est question et c’est donc aux musulmans de prendre l’initiative. Au cours d’un débat télévisé, le journaliste franco-algérien Mohamed Sifaoui désigne clairement le mal : pour lui, l’islam a été littéralement infecté au XX° siècle par deux doctrines totalitaires, le wahhabisme saoudien et l’idéologie des Frères musulmans égyptiens. Il faut les démystifier et les combattre en montrant qu’elles sont contraires aux valeurs musulmanes, qu’elles les déshonorent, avec leurs prolongements que sont le salafisme et ses dérives djihadistes. Allant dans le même sens, la sociologue Chahla Chafik insiste : » le promoteur, le gardien et le garant du djihadisme ne sont autres que l’idéologie islamiste » et elle ajoute : » en programmant l’idéal politique d’une société fondée par l’islam, cette idéologie donne sens et forme au djihadisme ».
Qui peuvent être les agents de cette désintoxication? Certainement pas les diverses entreprises de « déradicalisation » mises en place ça et là avec le concours des pouvoirs publics, mais des personnalités crédibles qui parlent en termes religieux et qui soient capables (et résolues) de montrer que l’islamisme est, non seulement une interprétation abusive de l’enseignement coranique, mais qu’il conduit à terme à sa négation. C’est en parlant le langage des fanatisés qu’on a une chance de les mener à douter, en leur rappelant que le suicide est un péché majeur, que tuer son semblable est toujours un crime, que le Coran énonce très clairement qu’on ne force personne en matière de religion. Seuls, des théologiens musulmans peuvent faire admettre que toute lecture littérale du Coran est une attitude stupide et qu’en comprendre le sens et la portée impose une réflexion et une approche symbolique. Plus encore, si le djihadiste prêt à se faire exploser s’entend dire par une autorité instruite en matière religieuse que loin de le conduire aux félicités paradisiaques dont il rêve, son geste le précipitera en enfer, peut-être hésitera-t-il à passer à l’acte? De la même façon, ce ne peut être qu’en s’appuyant sur un discours de nature théologique qu’il sera possible de disqualifier l’idée même d’islamisme, de détacher le religieux du politique, comme cela s’est fait il y a un siècle en France avec l’Eglise catholique. Un croyant a parfaitement le droit de construire son opinion politique sur les bases de sa foi, mais il ne peut en aucun cas se donner comme objectif de l’imposer en la présentant comme une vérité absolue.
Et nombreux sont aussi ces intellectuels musulmans à rappeler l’inopportunité de gestes ou d’attitudes propres à choquer l’opinion en France et qui masquent en réalité des actes de militantisme politique. « Nous devons renoncer à tous les signes provocants d’appartenance à la religion de Mahomet, s’exclame Tahar Ben Jelloun, nous n’avons pas besoin de couvrir nos femmes comme des fantômes noirs qui font peur aux enfants dans la rue. Nous n’avons pas le droit d’empêcher un médecin homme d’ausculter une musulmane. Nous n’avons pas le droit de réclamer des piscines rien que pour des femmes ».
Qui seront les vecteurs de ce nouveau langage sinon les imams des mosquées? Nous rencontrons là l’autre versant de la question : les rapports avec l’Etat républicain.
La loi de 1905, conçue en un temps où l’islam était pratiquement inexistant en métropole, ne permet certes pas, comme d’aucuns l’ont proposé, d’organiser la formation de cadres religieux sous l’égide des pouvoirs publics, mais cela n’a pas empêché de chercher à promouvoir des solutions pour éviter que les mosquées de France soient pourvues d’imams souvent étrangers et porteurs des idéologies qu’on veut précisément combattre.
La « Fondation pour l’islam de France » a été créée dans ce but et l’idée, au gouvernement, est de la ranimer pour en faire un véritable organisme de dialogue avec les pouvoirs publics, dégagé de l’influence extérieure, sinon de l’imprégnation délétère des Frères musulmans. Au delà des polémiques politiciennes qui accompagnent le projet, l’idée qui prédomine est d’en faire une sorte d’équivalent de la Fédération protestante de France, créée pour s’insérer dans le modèle de 1905 et qui, rappelons-le, associe 28 églises et 81 associations.
Parallèlement et d’une manière si discrète que la chose est pour ainsi dire passée inaperçue, le président Hollande a négocié en septembre 2015 avec le roi du Maroc un accord permettant à des imams français d’acquérir leur formation religieuse dans ce pays, celle-ci étant complétée ensuite en France par un enseignement universitaire en sociologie des religions et en droit des cultes. Le fait est d’autant plus remarquable que l’islam marocain relève, au plan juridique, de l’école malékite, traditionnellement ouverte et tolérante, à la différence de l’école hanbalite, conservatrice et fondamentaliste, qui sous-tend le wahhabisme et le salafisme.
Jointes à une évidente prise de conscience de l’urgence d’agir, ces mesures ouvrent la porte à un combat idéologique contre le fanatisme que des musulmans, seuls, peuvent mener avec des chances de succès.