A un an de la présidentielle, le mouvement Nuit Debout prétend donner un nouveau souffle à la gauche alternative en s’imposant auprès des Français par sa présence sur le terrain. Analyse de notre contributeur, Frédéric Pennel, du site Délits d’Opinion.
La classe politique est rejetée, les décideurs, impuissants, ont pieds et poings liés. Le blocage est d’ordre structurel. On pressent que le système politique, à bout de souffle, est voué à être emporté dans un choc de forte magnitude. Mais on ignore encore où se situera l’épicentre.
Macron, en Uber de la vie politique, qui balaie deux siècles de clivage gauche-droite? Le Front national, fort de sa capacité à mobiliser les électeurs, qui lance une OPA sur le pouvoir politique? Ou, contre toute attente, la gauche alternative et radicale, qui renverse la table? Pas forcement en raison de son poids électoral -celui-ci demeurant limité- mais face à une majorité de Français, silencieuse, passive et vieillissante, parce qu’elle peut avoir une influence grâce à son activisme sur le terrain.
« La majorité silencieuse, conservatrice et rétive au libéralisme »
Trois grandes lames de fond traversent aujourd’hui la société et façonnent l’opinion de la majorité. Primo, la méfiance à l’égard du libéralisme économique. Ni la remise en cause des 35 heures (voulue par 46% des Français), ni un nouveau report de l’âge de la retraite (attendu par 34%) ne créent d’enthousiasme dans l’opinion. Rien de très nouveau en France, où, en dépit de la Macronmania actuelle, le libéralisme n’a jamais fait recette. Cela étant, les PME suscitent une sympathie réelle chez 80% des Français.
Deuxio, l’ordre et sur la sécurité continuent de focaliser l’attention. Le terrorisme représente, selon un sondage BVA, le sujet qui influera le plus sur le choix électoral. L’armée (81% de confiance) continue à talonner les hôpitaux (82%) comme institution la plus respectée par les Français.
Et tertio, le repli sur la Nation reste manifeste, doublé d’une crainte d’ordre identitaire. D’où une méfiance redoublée vis-à-vis de l’islam, l’Union européenne ou l’immigration. De récents sondages sur le regroupement familial (59% des Français y sont défavorables) ou sur l’UE (une source de crainte pour 41% d’entre eux, alors qu’ils ne sont que 25% à la voir comme une source d’espoir) l’ont rappelé.
Ceci sur fond d’impopularité des partis politiques (12% de confiance) et des médias (24%). Tous ces petits ruisseaux font le lit du FN, en particulier chez les jeunes, les salariés et les non-diplômés, les grands perdants de la mondialisation.
« La gauche alternative, minoritaire en voix… »
En dépit de ce panorama favorable à l’extrême droite, un créneau conséquent reste à occuper à la gauche de la gauche. En témoigne le succès des frondeurs socialistes, dont certains n’ont pas hésité à couper les ponts avec le canal historique.
Dans les sondages, Jean-Luc Mélenchon fait désormais jeu égal avec François Hollande en terme d’intention de vote pour la présidentielle (autour de 13,5%). La CGT durcit son discours et Jean-Christophe Cambadélis dénonce la « gauchisation » du syndicat. Rompant avec les images formatées par les communicants, les figures de la gauche alternative disposent d’un son de cloche singulier. Elles irriguent le débat public d’un discours révolutionnaire qui tranche avec tous les autres, opposé à la flexibilité du travail et à l’austérité budgétaire, favorable à la décroissance et à l’accueil des migrants.
Mais le poids électoral du Front de gauche, des Verts ou de l’extrême-gauche demeure structurellement insuffisant pour peser sur la prise de décisions dans les enceintes politiques. Le potentiel de voix de Jean-Luc Mélenchon est, par exemple, environ deux fois moindre que celui du FN. Mais l’électorat de l’extrême droite s’apparente à une armée des ombres, une multitude de bulletins glissés dans l’isoloir. Ou de commentaires écrits par des anonymes sur Internet. Car le parti lepéniste est bien incapable de mobiliser dans les rues -il ne rassemblait guère que quelques milliers de partisans lors du défilé annuel du 1er mai, un rassemblement annulé cette année. Le FN joue à fond la carte électorale et l’élection de son chef, qui fait l’objet d’un culte. Il est dans une logique solitaire, avec Marine Le Pen pour figure de proue.
« … mais entreprenante sur le terrain »
Face à eux, la gauche alternative dispose d’un avantage décisif: protéiforme, souvent détachée des partis traditionnels, elle peut jouer la carte de l’engagement physique. Le militantisme communiste a toujours été élevé au regard de ses faibles scores électoraux: en 2014, on comptait même davantage d’adhérents communistes que socialistes! La fête de l’Huma rassemble environ 600 000 personnes chaque année. Côté presse, même si L’Humanité est en danger de mort, des journaux alternatifs ont vu le jour, de Politis jusqu’à Fakir, média à l’origine du film Merci patron!D’autres se créent, tel le tout nouveau Paradigme & Prospective.
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Forte de militants prêts à s’engager, la gauche alternative entreprend une multitude d’actions déconcentrées. Dans une logique galactique, la mouvance est composée d’une myriade d’étoiles positionnées sans cohérence, au grès de leur création, de leur explosion jusqu’à leur extinction.
Il n’y a plus une construction d’ampleur qui ne soit à l’abri d’une Zad (zone à défendre), à l’instar du barrage de Sivens hier, de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes aujourd’hui ou d’EuropaCity demain. Autre arme, les pétitions sont désormais un contrepoids face aux lobbies économiques logés dans les antichambres ministérielles. La directive européenne sur le secret des affaires a fait face à une démonstration de force, avec une pétition rassemblant plus de 500 000 signatures. Elle n’a pas empêché l’adoption du texte par le Parlement européen, mais les décideurs doivent désormais prendre en compte un nouveau contre-pouvoir, qui n’émane pas d’un parti politique mais a largement mobilisé auprès des sphères affiliées à la gauche alternative.
Nuit debout, avec le soutien des Français
Le dernier exemple de mobilisation est, bien sûr, Nuit debout. Finalement, cinq ans après l’Espagne, les Indignados ont essaimé jusqu’à nous. Les observateurs s’étonnaient que le mouvement ne prenne pas racine en France, un pays riche de son histoire sociale mouvementée et où a été écrit Indignez-vous!, le pamphlet de Stéphane Hessel? L’opposition à la loi Travail est le ressort de Nuit débout, mais le mouvement s’est attelé à un programme plus ambitieux: nouveaux codes d’expression, calendrier révolutionnaire et débats pour inventer un contre-modèle au capitalisme. Les Français y jettent un oeil plutôt sympathique: 61% le soutiennent.
L’opinion publique, souvent molle dans une société dénuée d’idéologie et désenchantée, ne s’exprime pas qu’au travers de sondages ou de scrutins. L’impopularité dans laquelle tous les présidents ont plongé depuis 40 ans a élimé le costume présidentiel et discrédité les urnes. Légitimant d’autres formes d’actions pour lesquelles la gauche alternative, plus engagée sur le terrain que les autres, pourrait imposer ses vues.
Pour l’instant, ces mobilisations sont éparses et désordonnées. Et leur amplitude ne dépasse pas un périmètre locale et temporaire. Mais demain, la coagulation de ces mobilisations pourrait déboucher sur tout autre chose. Dans l’histoire, ce sont bien souvent des minorités agissantes qui ont débloqué des systèmes exténués.