Nous rappelions dans le précédent billet l’historique du service militaire obligatoire. Interrogeons-nous à présent sur ses réalités : correspondaient-elles à ce que prétendent ses actuels laudateurs et tous ceux qui le regrettent sans (bien souvent) l’avoir personnellement pratiqué?s
Il convient d’abord de préciser un premier point. La conscription généralisée à partir de la loi de 1905 n’a jamais représenté la nation en armes qu’affichait la rhétorique révolutionnaire du XVIII° siècle et qui reflétait, en fait, une vision idéalisée des armées citoyennes des républiques antiques. Le vrai modèle des armées d’appelés de la France du XX° siècle n’a pas été celui des « soldats de l’an II », commandés par de jeunes généraux sortis du rang, mais l’imitation d’un système conçu par la Prusse des Hohenzollern dès le début du XVIII° siècle et repris par Bismarck lors de la constitution de l’Empire unifié allemand, autrement dit une troupe de civils, requis par obligation, encadrée par un corps d’officiers de métier.
Un second point consiste à rappeler la différence de coût entre des troupes professionnelles soldées et des mobilisés dont il suffit d’assurer l’entretien. Certes, ce dernier n’est pas négligeable et il a motivé en partie l’abolition de la conscription (il coûtait l’équivalent d’un milliard six cents millions d’euros dans les années 1990), mais il est sans commune mesure avec la rémunération d’hommes qui font de la condition militaire un métier. Si les guerres du XVIII° siècle, avant la Révolution française, évoquent des parties d’échecs où manœuvres et sièges se multiplient comme si les généraux voulaient éviter toute bataille autre que décisive, ce n’est pas par élégance, mais parce qu’un soldat coûte cher aux souverains belligérants et que le devoir d’un chef d’armée est de ménager les finances de son roi. La conscription offre au commandement des combattants quasi gratuits et le décharge de ce scrupule. Nul doute que les monuments aux morts de la guerre 1914-1918 n’afficheraient pas de telles listes si le réservoir de soldats avait été plus limité et – surtout – hors de prix. Les Nivelle ou autres Mangin auraient alors été moins prodigues de vies humaines…
Un troisième point – peut-être le plus important – amène à s’interroger sur une qualité très souvent mise en avant par les partisans actuels d’une restauration du service : le brassage social auquel il donnait lieu.
Indiscutablement, ce facteur a joué dès les mesures du XIX° siècle et plus encore avec l’application de la loi de 1905. Les historiens rapprochent ainsi la mise en place de l’école laïque obligatoire et la généralisation du service militaire pour décrire l’extension d’un sentiment d’unité nationale, la première diffusant la langue française au-delà des parlers régionaux, la seconde mêlant couches sociales et provenances de tout le territoire dans un ensemble commun dont le ressort moral est le patriotisme. L’armée française de la Première Guerre mondiale en est la parfaite expression et il en restait encore quelque chose dans les troupes d’appelés de la guerre d’Algérie.
Cela dit, les choses évoluent considérablement dans le dernier tiers du XX° siècle. D’une part, les possibilités offertes par la législation après 1965 font que de moins en moins de diplômés et de jeunes hommes issus de familles aisées accomplissent un service armé. D’autre part, comme nous le signalions précédemment, le commandement a de moins en moins besoin de gros effectifs et les occasions de dispenses se multiplient, atteignant au début des années 1990 jusqu’à 30% des conscrits. Moins de la moitié d’une classe d’âge se trouve effectivement enrôlée ce qui, en plus d’un évident facteur d’inégalité sociale, vient démentir la vocation intégratrice de la conscription (d’autant que les services de l’armée tendent à écarter les éléments désocialisés qui auraient précisément pu tirer bénéfice d’une incorporation). A l’époque, certaines critiques font valoir non sans raison que c’est à l’école et non à l’armée (dont les missions sont autres) de créer chez le jeune le sentiment d’appartenance à la nation.
Alors, faut-il restaurer un service militaire? On est en droit d’en douter et l’on comprend que l’armée ne le souhaite pas. Faut-il – au nom de cette action de socialisation et de responsabilisation dont nous avons fait état – instituer un service civique de nature civile? L’idée peut paraître bonne mais, s’il devient obligatoire, qui va le gérer et avec quels crédits? Et quelle occupation donnera-t-on aux jeunes requis? Dans un pays miné par un chômage de masse, la concurrence d’une main d’œuvre imprévue et (presque) gratuite n’est guère imaginable et nos recrues risquent de retrouver ce qui fait le souvenir des derniers appelés du service militaire, l’ennui et le désoeuvrement qui étaient malheureusement la règle dans des casernes où l’on attendait « la quille »…
La question n’est pas simple. L’encadrement et la socialisation des jeunes n’est pas un faux problème, surtout dans une société individualiste à l’éthique ultralibérale. Mais effectivement, c’est à l’école de l’assurer et le moins qu’on puisse en dire est qu’elle paraît peu à même actuellement de le faire : 110.000 jeunes sortent de ses murs chaque année sans nulle compétence.
Avant de restaurer des aspects idéalisés du passé, il ne serait peut-être pas mauvais de s’interroger sur les réalités du présent et les carences de notre système éducatif.