Depuis les attentats de novembre, on entend régulièrement des voix s’élever pour demander le rétablissement du service militaire obligatoire. Les arguments varient, de la nécessité de réorganiser une défense territoriale au thème souvent repris d’une éducation civique des jeunes liée à un prétendu brassage social.
Hors les réticences (le mot est faible) des responsables de l’armée, conscients des problèmes insolubles d’encadrement et de financement que suppose l’incorporation d’une classe d’âge (comprenant en plus les deux sexes), et convaincus non sans raison qu’une armée moderne n’a que faire d’une masse de recrues sans réelle formation, l’idée même d’un retour à la conscription révèle une profonde ignorance de ses réalités et de son histoire.
Commençons donc par celle-ci.
L’armée royale d’Ancien Régime était une armée de métier recrutée par engagement (en 1775, elle comprenait 20% d’étrangers). Il avait bien été entrepris sous Louis XIV de créer une proto-conscription, la « milice provinciale », recrutée par tirage au sort et propre à augmenter en cas de besoin les effectifs. En fait, elle n’avait été que fort rarement sollicitée au XVIII° siècle, ce qui ne l’empêchait pas d’être très impopulaire. Les Cahiers de doléances de 1788 en demandent l’abolition (ce que fait promptement l’Assemblée nationale au nom de la liberté des citoyens).
Mais en 1792, la France révolutionnaire s’engage imprudemment dans une guerre contre les puissances monarchiques. Face à l’invasion, elle a d’abord recours à l’appel aux volontaires. Celui-ci s’avérant nettement insuffisant, la Convention ordonne le 25 août 1793 la « levée en masse » de 300.000 hommes, mesure (contrairement aux légendes) fort mal reçue et qui entraîne non seulement la multiplication des réfractaires, mais même des insurrections dont la plus conséquente sera celle de Vendée.
On reste encore dans l’improvisation ; cependant la guerre dure et s’étend. Le pas est alors franchi : la loi Jourdan du 19 Fructidor an VI (5 septembre 1798) crée la vraie conscription. Au nom du principe « tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie », tous les hommes de 21 à 25 ans sont requis. Ce n’est évidemment pas Napoléon qui reviendra sur la mesure. Il se contente de l’aménager, introduisant la pratique du tirage au sort et la possibilité pour les mauvais numéros de se payer un remplaçant, ce qui fait reposer le poids du service militaire sur les catégories populaires. Ce sont ces pratiques qui offriront à la Révolution et à l’Empire ces énormes armées assurant longtemps la supériorité du nombre.
La conscription ne sera pas plus populaire que ne l’avaient été la milice d’Ancien Régime ou la levée en masse. Elle est largement la cause de l’impopularité de Napoléon en 1814. Le premier soin de Louis XVIII restauré est donc de l’abolir et de revenir au principe de l’armée de métier. Mais les engagements ne suffisent pas, le 10 mars 1818, la loi Gouvion-Saint-Cyr rétablit donc l’ancien système : inscription des jeunes hommes, tirage au sort et possibilité de remplacement. Avec des variantes, le dispositif sera maintenu au XIX° siècle jusqu’à la IIIème République. Il ne mobilise pas la totalité d’une classe d’âge, loin de là, mais la longueur du temps de service (six à sept ans) conduit à la fréquence des réengagements et à une armée qui, de la Restauration au Second Empire, ressemble beaucoup à une armée de métier.
La défaite de 1870 est à l’origine d’un retour théorique au principe d’une conscription généralisée. La loi du 21 juillet 1872, amendée en 1889, élargit la possibilité de recrutement, conserve le tirage au sort, supprime le remplacement, mais multiplie les dispenses, en particulier pour les étudiants et diplômés. On commence à signaler que le service peut être un facteur d’intégration sociale, d’apprentissage du français mais encore à la fin du XIX° siècle, il ne mobilise qu’un tiers de la classe d’âge.
Tout change avec la prise de conscience de la montée de la puissance de l’Empire allemand. Le 21 mars 1905, le service militaire est étendu à la totalité de la classe requise ; tirage au sort et dispenses sont abolis, seul un sursis temporaire est accordé en cas d’études longues. Le principe de la loi Jourdan « tout Français est soldat » devient réalité puisque après son service, tout citoyen devenu réserviste peut-être appelé en cas de guerre jusqu’à 45 ans. Ce système permettra, pendant le premier conflit mondial, de lever 8 millions d’hommes, soit 20% de la population!
Ce dispositif restera en place dans les deux premiers tiers du XX° siècle, donnant lieu à la mobilisation générale de septembre 1939 ou aux rappels de classe du gouvernement Guy Mollet pendant la guerre d’Algérie. Celle-ci terminée, et en plus de réductions successives de la durée du temps de service, une évolution sera sensible à partir de 1965. Cette année-là, le service militaire deviendra le « service national », ouvrant la possibilité d’une incorporation à l’armée, mais aussi à l’éventualité, en fonction des compétences acquises, d’un engagement au titre de la coopération, dans le cadre de l’aide aux pays en voie de développement ou dans certains domaines techniques. De nouveau, ce n’est qu’une fraction de la classe d’âge qui intègre réellement l’appareil militaire. La reconnaissance et l’élargissement du statut d’objecteur de conscience (1983) augmentent encore le nombre de jeunes citoyens qui n’entreront jamais dans une caserne.
Entre temps, la nature même des armées s’est profondément modifiée. Une technicité croissante, la transformation que celle-ci impose aux règles stratégiques rendent obsolètes le recours aux gros bataillons qui avait encore caractérisé les deux guerres mondiales. L’entretien d’importants effectifs est perçu comme une charge inutile des budgets de défense. En France, le président Chirac en tire la conclusion : fin 1997, presque exactement deux siècles après la loi Jourdan fondatrice de la conscription, il annonce la suspension du service proprement militaire et le retour à la professionnalisation de l’armée.
La mesure deviendra effective en 2003.
Voilà pour l’historique, la prochaine fois, nous examinerons ce qu’était en fait la réalité.