« Refus de reconnaître une réalité traumatisante ». C’est la définition que le Robert donne du mot déni. Nous l’avons évoqué indirectement la semaine dernière à propos des solutions illusoires que proposent les mouvements politiques radicaux et qui se fracassent à la réalité dès qu’il s’agit d’action concrète. Il se révèle avec plus d’ampleur encore face aux questions que soulève le djihadisme.
Déni que l’affirmation cent fois répétée face aux exactions que « ce n’est pas l’islam ». D’abord parce que « l’islam » est une notion trop générale et qu’il en existe (comme du christianisme) de multiples versions : la haine farouche qui oppose en Orient sunnisme à chiisme suffirait à en convaincre. L’islamisme radical, le salafisme, le djihadisme agressif procèdent de l’islam et s’y réfèrent. Dire le contraire est une contre-vérité comme ne pas reconnaître qu’il y a dans le Coran des appels à la violence, de la cruauté et un rejet de l’autre qu’une lecture littérale peut très facilement intégrer.
Déni que d’attribuer à toute critique, de forme ou de fond, des conduites musulmanes l’épithète dévalorisant d’islamophobe. C’est exactement la réplique de l’accusation d’antisémitisme que lancent certains dès qu’on se permet de contester la politique d’Israël et Elisabeth Badinter, tenant compte de ce schématisme réducteur, a raison de revendiquer dans ces conditions le droit à cette prétendue islamophobie.
Déni que le refus de considérer le socle idéologique d’organisations que l’on traite en partenaires jusqu’à accepter qu’elles soient représentatives de la communauté toute entière et à solliciter leurs signatures au bas de déclarations de défense de la laïcité. Qui s’est penché sur les textes fondateurs et la doctrine basique des Frères musulmans? Qui s’est interrogé sur le rapport à la démocratie d’une confrérie dont le maître à penser, Sayyed Qotb, écrivait que « tout régime qui fonde la souveraineté sur la volonté des hommes est un régime qui déifie l’homme au lieu de Dieu » et dont actuellement l’un des plus écoutés porte-parole, le prédicateur de la chaîne qatarie Al-Jazeera Yusuf al-Qaradawi, affirme que « les élections sont une hérésie », ce qui revient à faire de la démocratie un péché? Qui reconnaît que l’objectif final des Frères est l’islamisation totale du monde et l’instauration d’une théocratie imposant la charia? Entre Daech et les Frères poursuivant l’un et l’autre la même utopie, il n’existe qu’une différence de méthode, « hard » pour les premiers, « soft » pour les seconds.
Déni également que les explications sociologiques des difficultés d’intégration des populations d’origine immigrée ramenées à l’unique motif de la précarité sociale, l’idée de la persistance intergénérationnelle d’une imprégnation culturelle étant d’emblée rejetée comme ethniciste et stigmatisante. Un chercheur lucide (et évidemment dénoncé), Hugues Lagrange, a d’ailleurs nommé avec raison le résultat de ses travaux « le déni des cultures ».
Un exemple type en est l’enquête « Trajectoires et origines » diligentée par l’Institut national d’études démographiques (INED) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) : il vise à comprendre pourquoi les filles issues de l’immigration réussissent mieux à l’école que les garçons. Les raisons invoquées ne manquent pas de pertinence ; mais quand ont surgi, pour expliquer l’important échec d’une majorité de garçons, les allusions à l’observance religieuse, au poids de normes morales infériorisant les filles et postulant la supériorité masculine, (ce qui pourrait induire l’idée d’une stratégie des filles à l’émancipation grâce à la réussite scolaire), un retrait s’est aussitôt imposé : la religion n’était pas retenue comme critère dans l’étude.
Le plus étonnant est que les chercheurs ont noté de grandes disparités entre immigrés d’origine maghrébine ou africaine et ressortissants de l’Extrême-Orient asiatique et personne, apparemment, n’a essayé de voir en quoi les traditions familiales bouddhiques ou confucéennes avaient pu fonctionner différemment de celles marquées par l’islam. Sans doute redoutait-on d’être étiqueté islamophobe et stigmatiseur…
Et pour revenir aux questions que posent le djihadisme, comment ne pas découvrir cette autre forme de déni qu’est la culpabilisation systématique de l’histoire occidentale. Pas de problème, tout ce qui se passe, tout ce qui risque d’arriver n’a qu’une seule et unique cause : l’arrogance occidentale et son corollaire, le colonialisme.
Cela a commencé dès 2001 lors de l’élaboration de la loi Taubira qui faisait de l’esclavage un crime contre l’humanité. Oui certes, mais quel esclavage ? La traite négrière atlantique, autrement dit, celle des Européens. Pas un mot condamnant la traite interafricaine ni celle conduite par le monde arabe pendant plus d’un millénaire et jusqu’au XX° siècle (l’Arabie Saoudite n’a aboli l’esclavage qu’en 1962). L’Occident a commis un crime contre l’humanité, mais pas l’Orient.
Le filon est loin d’être épuisé. Il vient de paraître aux éditions du CNRS le livre d’un universitaire aixois, Raphaël Liogier, spécialiste reconnu des religions, contestant non sans raison la thèse du « choc des civilisations ». Mais pourquoi cet auteur fait-il préférentiellement du djihad le produit d’une « singularité historique » : la colonisation? Comme si le djihad, consubstantiel à l’islam depuis ses origines, n’avait jamais existé avant ses formes actuelles ; comme si l’impérialisme européen était un événement unique et (lui seul) terriblement condamnable alors que l’histoire est faite de constitution d’empires par la conquête, à commencer par l’empire califal arabe du VII° au IX° siècle. Il est vrai que M. Liogier trouve aussi que le port du voile est une démarche « hypermoderne » et que manger hallal n’est pas plus singulier que manger bio.
Mais le record dans l’explication univoque est atteint (comment s’en étonner) par Alain Badiou. Dans une très récente publication (« Notre mal vient de plus loin »), les vrais responsables des tueries parisiennes du 13 novembre 2015 sont dénoncés : « la vacuité aveugle du capitalisme mondialisé » et l’Etat français qui, manipulé par les multinationales, s’occupe trop de ce qui ne le regarde pas. Aller plus loin dans le déni du réel semble inimaginable.
Le déni de ce qui paraît à juste titre des évidences à la majorité de l’opinion n’est pas sans danger. Il coupe un peu plus de cette dernière une certaine élite intello-médiatique. Inutile d’insister pour imaginer qui en tire aussitôt un immédiat profit politique.